« La sécurité industrielle est difficile à appréhender car elle se définit, en creux, plus par l’absence – d’évènements indésirables en l’occurence – que par la présence. Mais elle est indissociable des activités de travail et des conditions de travail, et de cela, on peut rendre compte. » Telle est la mission à laquelle s’applique la sociologue Stéphanie Tillement, chercheuse à IMT Atlantique et porteuse de la chaire Recherche en Sécurité, Organisation, Hommes (RESOH), qui explore les facteurs organisationnels de la sécurité, en particulier dans l’industrie nucléaire.
Pour la chercheuse, il y a deux manières d’appréhender le risque industriel : « Soit on analyse pourquoi une organisation s’effondre, les dynamiques qui conduisent à un accident, soit on cherche à comprendre comment ça tient ! » Le projet de la chaire RESOH se focalise sur la deuxième approche : étudier le fonctionnement ordinaire des industries, pour comprendre à quoi tiennent la robustesse et la résilience organisationnelles. « Certes, les organisations étudiées sont complexes, avec un potentiel ‘catastrophique’ élevé, mais on observe pourtant qu’au quotidien elles parviennent à fonctionner sans incident majeur », constate Stéphanie Tillement.
Novembre 2023 a marqué le renouvellement officiel de cette chaire qui, pour son troisième mandat de 5 ans, fait peau neuve avec un nouveau consortium et des thèmes de recherche repensés à l’aune des défis actuels. « À chaque renouvellement, nous adaptons les questions de recherche au contexte et aux évolutions de la société et de l’industrie, pour que le projet s’inscrive dans les préoccupations de son époque », développe la chercheuse.
Des partenaires impliqués dans le processus de recherche
La première signature de la chaire RESOH remonte à 2012, peu de temps après l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi. La sureté est alors au cœur des préoccupations des industries à risques. La chaire examine particulièrement l’impact des relations inter-organisationnelles : « Les vulnérabilités se situent toujours aux interstices », argue Stéphanie Tillement.
La chercheuse distingue deux interfaces sensibles : entre donneurs d’ordres et sous-traitants, et entre régulateurs et régulés. Pour comprendre comment la nature et la qualité de ces relations influent sur la sûreté, la chercheuse et son équipe ont mené des enquêtes longitudinales au sein des organisations partenaires.
Ces dernières changent au fil des renouvellements, de l’évolution du contexte socio-économique et des sujets de recherche. En 2023, le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) rejoint Naval Group dans le consortium, et succède à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), Areva (devenu Orano) et l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). Des partenaires « fortement engagés dans le projet », souligne Stéphanie Tillement.
Derrière les portes des organisations à haut risque
Pour la chercheuse en sociologie, l’observation des activités et des situations ordinaires dans lesquelles les acteurs sont plongés est le point de départ pour comprendre comment la sûreté se construit au quotidien. « Notre démarche d’enquête, enracinée, suppose des accès au sein des organisations », développe-t-elle. Construire et maintenir une relation de confiance avec ces organisations est donc une condition majeure pour les scientifiques de la chaire.
Un processus parfois long mais fructueux : « une fois que les partenaires nous donnent accès à leurs sites, nous pouvons collecter et trianguler les données de terrain, mêlant observations et entretiens. » Au cours du deuxième mandat de la chaire, les équipes ont ainsi mené des enquêtes de terrain durant 5 ans au sein d’une usine nucléaire. « C’est un privilège par rapport à d’autres équipes de recherche sur la sécurité, de ne pas rester aux portes de ces organisations à haut risques », reconnait Stéphanie Tillement.
Des relations inter-organisationnelles robustes
Ces années d’immersion, jusque-là centrées sur la compréhension des relations inter-organisationnelles, ont permis d’établir deux constats. D’une part, l’importance du doute dans la robustesse de l’interface entre organisations régulatrices et régulées. « L’existence d’un espace de dialogue, moins formel ou bureaucratique, dans lequel chacun échange ses doutes, ouvre des problèmes, contribue à un processus d’enquête, et participe de la fiabilité organisationnelle », décrypte la sociologue. D’autre part, l’observation qu’il n’y a pas de déterminisme strict entre externalisation de certaines activités et vulnérabilités en matière de sûreté.
La chercheuse invite effectivement à nuancer ce postulat, « derrière le terme ‘sous-traitance’ se cachent des réalités très diverses qu’il faut prendre en compte pour analyser à quelles conditions la sous-traitance dégrade ou non la sûreté ». Parmi elles, les modalités de surveillance mises en place, les compétences que conservent les organisations donneuses d’ordre pour la maitrise des activités externalisées ou l’existence d’espaces de discussion impliquant donneurs d’ordre et sous-traitants. « Nous avons aussi observé des vulnérabilités liées à la nature des relations au sein d’une même organisation, entre la maintenance et la production notamment. Par exemple, des contraintes organisationnelles ou des conflits entre indicateurs de performance peuvent mener à des arbitrages difficiles, peu ou pas visibles, entre maintenance et production. Sur le long terme, cela peut affecter la sûreté, sans que la responsabilité n’en revienne à la sous-traitance », complète la chercheuse. « Les relations inter-organisationnelles sont importantes, mais cela ne doit pas conduire à négliger les frontières intra-organisationnelles, qui méritent tout autant d’être interrogées. »
De nouvelles questions scientifiques, adaptées aux enjeux actuels
Dans la continuité méthodologique des deux premières, la chaire RESOH 3 s’inscrit néanmoins dans un contexte qui a évolué depuis son dernier renouvellement en 2017. La crise énergétique, liée notamment au conflit en Ukraine, et la crainte de pénuries ont remis sur le devant de la scène les enjeux de souveraineté et d’indépendance, mais aussi de réindustrialisation de la France.
Face à ces enjeux, les organisations industrielles peuvent être soumises à la logique toujours plus exigeante du faster, better, cheaper (« plus vite, mieux et moins cher ») selon le slogan devenu célèbre de la NASA. Mais un tel fonctionnement est-il compatible avec la sureté ? Au vu des accidents Challenger ou Columbia vécus par l’agence spatiale — dont les ressorts sont au moins autant institutionnels que techniques — il est permis d’en douter. La performance industrielle sûre reste donc un axe de recherche central de la chaire RESOH 3, auquel s’ajoutent de nouveaux. La volonté de relance des activités industrielles s’accompagne d’enjeux primordiaux de formation et de recrutement – notamment pour le secteur nucléaire. D’où un nouvel axe centré sur la gestion des compétences et des connaissances.
La rupture des connaissances
Le maintien, le renouvellement et le transfert des compétences entre générations de travailleurs posent effectivement des défis majeurs. D’abord du fait du très haut niveau de complexité sociotechnique du secteur : les compétences expertes requises ne se limitent pas à l’exécution de tâches mais s’acquièrent dans la durée, avec l’expérience. Mais aussi parce que « ces organisations ne sont pas soumises à des trajectoires linéaires mais à des périodes de creux et de pics d’activités, en particulier dans l’industrie nucléaire civile », analyse Stéphanie Tillement.
Dans les années 2000, la montée en puissance des préoccupations écologiques a participé d’une relance – timide – de l’industrie nucléaire, matérialisée en France par le lancement du projet de réacteur pressurisé européen (EPR) de Flamanville. Mais celle-ci a fait suite à une longue période sans activité de conception ou de construction dans le nucléaire civil, depuis la fin du plan Messmer. Soit près de quinze ans depuis la fin de ce programme lancé en 1974 et qui a abouti à la mise en service de l’ensemble des réacteurs français exploités aujourd’hui.
Une discontinuité aux conséquences implacables et dont pâtit aujourd’hui le chantier de l’EPR. « Les objectifs de ce programme étaient très ambitieux alors même que l’industrie nucléaire avait largement « désappris », qu’il s’agisse des compétences techniques comme la chaudronnerie ou la soudure, ou des compétences transverses. Le tissu industriel était fragilisé et les organisations faisaient face à un ‘mur d’apprentissage’, pour reprendre les termes de mon collègue Frédéric Garcias. En outre, un seul EPR ayant été lancé, elles ne pouvaient bénéficier de l’effet de série et de rentes d’apprentissage », note la chercheuse. C’est donc sur la façon dont les compétences se (re)construisent et se déploient au sein des organisations que la chaire RESOH 3 va se focaliser, ainsi que sur les capacités des organisations à les maintenir et à se projeter sur un temps long.
Vers des pédagogies de mise en œuvre
Dernier – et non des moindres – axe de recherche de la chaire : la conception, voire l’ingénierie, de dispositifs d’appropriation des résultats de recherche. « Lors des chaires précédentes, cet aspect était peu travaillé, ou en toute fin de projet. Or c’est un pan essentiel, pour que les partenaires se saisissent des résultats produits et s’engagent dans une transformation de leurs pratiques », pointe Stéphanie Tillement. La chercheuse aspire à un format plus dynamique et moins formel que les notes d’appropriation rédigés au cours du deuxième mandat, « d’où l’inscription de cet objectif dans les piliers de RESOH 3. Mais il y a tout à faire. »
Pour cette dernière, il s’agit, à travers la mise en œuvre de ces dispositifs innovants, de toucher les niveaux tant stratégique qu’opérationnel. Les enquêtes, ainsi que les connaissances et analyses organisationnelles produites, visent à nourrir les débats sur les liens entre travail, performance industrielle et sûreté. Et finalement, à rapprocher les acteurs – en particulier décideurs, au plus haut niveau – de la réalité des situations de travail.