L’expression de « course à l’innovation » est passée dans le langage courant, mais que cache-t-elle ? La recherche et le développement (R&D) constituent en réalité des investissements très élevés et risqués pour les entreprises, notamment dans des secteurs clés comme le pharmaceutique. Pour être incitées à de tels investissement, les entreprises peuvent bénéficier de politiques publiques de soutien à l’innovation, qui leur procurent des subventions ou certains avantages fiscaux, ou encore s’assurer des droits de propriété sur leurs inventions grâce au dépôt de brevets.
Pour rappel, un brevet est un titre de propriété industrielle (PI) qui confère à l’entreprise dépositaire le monopole d’exploitation d’une innovation, et donc l’exclusivité de ses retours sur investissements, pour une durée maximale de 20 ans. Les revenus engendrés par l’exploitation de la PI sont soumis à une fiscalité intéressante : en Europe, le taux d’imposition moyen sur la PI n’a cessé de réduire, passant de 34 % en 1997 à 16 % en 2015. En revanche, ces revenus sont soumis à la fiscalité propre à chaque pays dans lequel les actifs sont détenus, et les taux sont très disparates entre les pays, en plus de varier certaines années.
Cependant, la loi n’impose pas qu’un brevet soit détenu dans le pays où la technologie a été développée, ni nécessairement dans le pays où la technologie est protégée par ce brevet. La loi n’impose pas non plus que le brevet soit localisé dans le même pays tout au long de sa durée de validité. C’est là qu’entre en jeu le transfert de brevet : une entreprise peut transférer la propriété d’un brevet ou une marque dont elle est titulaire, soit à l’une de ses filiales (transfert intragroupe), soit à une entité extérieure (transfert intergroupe), et dans un pays qui n’est pas nécessairement le pays d’origine du dépôt. La pratique est relativement courante : en Europe, environ un tiers des brevets déposés sont ainsi transférés durant leur période de validité.
Des transferts conditionnés par l’impôt sur la propriété industrielle
Laurie Ciaramella est chercheuse en économie de l’innovation à Télécom Paris, et ses travaux portent sur la propriété intellectuelle, ainsi que le financement et les politiques de soutien à l’innovation. Une de ses récentes publications met en lumière la relation de cause à effets entre les variations des taux d’imposition sur la PI et la localisation des brevets, en fonction de la taille des entreprises. Comme elle l’explique : « Il y a une propension de la part des grosses entreprises à tirer avantage de leur structure pour localiser et/ou transférer leurs brevets dans des pays où la fiscalité est plus favorable. »
Ses travaux démontrent par exemple qu’une augmentation de 1 % du taux d’imposition sur la PI dans une juridiction donnée mène à une réduction de 6,2 % du nombre de brevets « entrants », c’est-à-dire transférés depuis un autre pays vers la juridiction, et une augmentation de 6,9 % du nombre de brevets « sortants », hors de cette juridiction. Une variation du taux d’imposition sur la PI favorable aux entreprises tend donc à réduire les transferts hors du pays et à attirer plus de brevets de l’extérieur.
Ces tendances sont renforcées lorsqu’il s’agit de brevets à fort potentiel de rendement, dont les entreprises cherchent à sécuriser en priorité les profits. De même, la mobilité des brevets selon la fiscalité est plus forte au sein des très grosses entreprises — ce qui inclut les entreprises ayant un revenu d’exploitation supérieur à 100 millions d’euros, un actif total supérieur à 200 millions d’euros, plus de 1 000 employés, ou étant cotées en bourse. « Il est en effet assez facile pour des multinationales ayant des filiales partout dans le monde de transférer leurs brevets d’une filiale à une autre », détaille la jeune économiste. « Notamment car il s’agit d’une ressource intangible, ce n’est pas comme déplacer une usine. »
Un phénomène accentué par le régime des patent boxes
Au cours des 20 dernières années, de nombreuses juridictions européennes ont mis en place un dispositif de taxation avantageux sur les revenus issus de la PI, afin de d’encourager les entreprises à localiser la R&D et leurs actifs de PI dans la juridiction. Ce mécanisme est connu sous le nom de patent boxes ou IP Box (boîtes à brevets, ou boîtes à PI) et offre un taux d’imposition très réduit sur ce type de revenus. Selon les pays, ce taux se situe généralement entre 0 et 15 %, contre 10 à 35 % pour l’impôt sur les sociétés standard. En France par exemple, les revenus générés par les brevets ont un taux de taxation réduit à 10 %, contre 25 % (au 1er janvier 2022) pour le taux d’imposition sur les sociétés.
Les analyses de Laurie Ciaramella montrent que l’instauration d’un régime de patent boxes dans un pays réduit les transferts « sortants » et augmente significativement le nombre de transferts « entrants » l’année suivante, mais aussi de façon durable dans le temps. La conséquence est que la plupart des pays disposant d’un régime de patent boxes ont un indice d’attractivité relative très élevé, c’est-à-dire qu’ils attirent nettement plus de brevets d’autres pays qu’ils n’en perdent. Le Luxembourg, la Finlande, les Pays-Bas, la Belgique et la France sont, dans cet ordre, les pays d’Europe qui bénéficient des plus gros indices d’attractivité. La Finlande est le seul de ces pays n’ayant pas un régime de patent boxes, mais si on ne s’intéresse qu’aux transferts intragroupes — c’est-à-dire entre filiales d’une même entreprise — le pays est relégué en cinquième position derrière les quatre autres.
Un long travail de collecte et d’investigation
La majeure partie des recherches de Laurie Ciaramella repose sur l’exploitation de bases de données massives comme PATSTAT, un outil fourni par l’Office européen des brevets (OEB), qui agrège des données issus des offices de brevets. Son approche est de prime abord exploratoire, comme l’explique la jeune chercheuse, « il ne faut pas avoir d’idées préconçues sur ce qu’on va trouver dans les données », puis causale « l’objectif est de comprendre et de quantifier les relations de cause à effet entre variables ».
Ces travaux sur la relation entre fiscalité et transferts de brevets sont le fruit de cette méthode de recherche itérative. « Au départ, je m’intéressais seulement aux transferts de brevets », relate-t-elle. « J’ai alors observé que la majorité des cessions de brevets ne se faisait pas, comme on aurait pu le penser, entre des entités non liées, mais entre des entités d’une même entreprise. » C’est en présentant ces résultats lors de conférences et au fil de discussions avec d’autres économistes que la chercheuse a fait le lien avec le régime des patent boxes, et la fiscalité plus généralement.
Elle enrichit ensuite les données brevets dont elle dispose avec des caractéristiques d’entreprises comme la taille, les actifs totaux, les revenus d’exploitation, les bénéfices avant intérêts et impôts…, ainsi qu’avec des données macro-économiques (comme les taux d’impositions, l’intensité de la R&D dans le pays…). Elle réalise des analyses statistiques sur ce nouveau jeu de données, sur une période allant de 1997 à 2015, et livre ses résultats après plusieurs années de réflexion et d’approfondissement de son sujet. La chercheuse conclut : « Ces recherches ont contribué à montrer que les entreprises réagissent aux changements d’imposition en réallouant leurs brevets entre leurs filiales. Cela suggère qu’elles font de l’optimisation fiscale, en tirant avantage des différences de fiscalité entre pays, de la nature intangible des brevets, et de l’importance des revenus que ceux-ci peuvent générer. Une suite pour ces travaux serait d’estimer le montant des profits qu’elles récupèrent avec ces opérations ».