À quoi renvoie la notion d’internet physique ?
Shenle Pan : C’est une métaphore de l’internet appliquée aux réseaux logistiques et à leurs services. Lorsque nous parlons d’internet physique, l’objectif derrière est d’interconnecter les réseaux de distribution, les centres de stockage, les fournisseurs… Aujourd’hui, chaque acteur de la logistique travaille dans son coin. Les entreprises sont indépendantes et ont leur réseau propre. L’idée de l’internet physique est d’introduire une interopérabilité entre les acteurs. Le réseau internet est une bonne analogie pour guider les idées et structurer de nouvelles façons de s’organiser.
Quel est l’intérêt de ce concept ?
SP : C’est avant tout une façon de rendre la logistique plus durable. Un exemple simple : lorsque chacun travaille de son côté, un camion de livraison part sans impératif de remplissage. Il faut assurer une distribution à l’heure et même s’il n’est qu’à moitié chargé, il prendra la route. En connectant les acteurs, un camion peut être complété par la marchandise d’un autre fournisseur. Si beaucoup d’entreprises partagent des ressources de transport, elles peuvent même atteindre un flux suffisant pour utiliser le fret ferroviaire. Parce qu’un camion plein émet moins de CO2 que deux camions à moitié remplis, et que le train fonctionne à l’électricité, l’impact environnemental est fortement réduit pour le même flux. Les entreprises font aussi des économies par effet d’échelle. L’intérêt se porte également sur les autres services logistiques, par exemple le stockage, l’emballage, ou la manutention.
Quelles sont les implications pour les marchés de la logistique ?
SP : En interconnectant les acteurs, des entreprises concurrentes vont être mises en relation. Or aujourd’hui ces acteurs ne partagent pas leurs informations ou leurs moyens logistiques. Il faut donc de nouvelles règles et de nouveaux protocoles pour contrôler l’accès des acteurs aux éléments des réseaux logistiques, utiliser les réseaux, transporter des marchandises, etc. C’est ce que font les protocoles, dont TCP/IP dans le cas d’internet. Il faut également introduire de nouveaux intermédiaires sur les marchés. Certains émergent déjà. Des start-up proposent la mutualisation des transports pour maximiser le remplissage des camions. D’autres font de la vente d’espaces de stockage pour une palette pour une durée courte afin de s’adapter à la demande, là où les acteurs sont habitués à acheter des hangars entiers qu’ils ne rempliront peut-être pas constamment. Par conséquent, l’internet physique nous amène vers un nouveau modèle logistique appelé Logistics as a Service qui est plus flexible, efficient, interopérable et durable.
En quoi l’internet physique est-il un champ de recherche ?
SP : Pour mener tous ces changements, il faut une vraie recherche interdisciplinaire. Concevoir des moyens standardisés pour favoriser l’interopérabilité par exemple n’est pas évident. Il faut se demander quels mécanismes sont les plus adaptés, pourquoi. Ensuite, toujours sur le plan des sciences du management, il faut s’interroger sur quels intermédiaires introduire dans le réseau pour gérer l’ouverture, et sur les nouveaux business models que cela implique. Du point de vue informatique : comment connecter les services des différents acteurs ? Pour ma part, je travaille au niveau mathématique sur la modélisation des nouvelles organisations à l’échelle du réseau, pour évaluer les gains par exemple.
Quels sont les gains concrets de l’internet physique sur la logistique ?
SP : Nous avons pris deux grandes chaînes logistiques de la grande distribution en France, dont nous avons intégré les données dans nos modèles de nouvelle organisation logistique pour simuler le gain. Selon les scénarios, nous montrons une augmentation entre 65 % et 85 % du remplissage des camions. Sur les gaz à effet de serre, nous avons montré une diminution de 60 % des émissions de CO2 grâce à la multi-modalité. Dans nos simulations, ces résultats importants sont la conséquence directe de l’interopérabilité et de la mise en réseau. Nos modèles permettent de mieux déterminer les endroits stratégiques où poser des centres de stockage mutualisés entre plusieurs entreprises, d’optimiser les temps de transport, de diminuer les délais d’approvisionnement et les volumes de stockage… Des gains supérieurs à 20% ont également été démontrés sur la taille des stocks.
Le secteur logistique utilise-t-il déjà les principes de l’internet physique ?
SP : Le concept d’internet physique est assez récent. La première publication scientifique date de 2009, et les entreprises ne s’y intéressent que depuis trois ans environ. Elles s’approprient le sujet très rapidement, mais il leur faut tout de même du temps. C’est pourquoi nous avons une chaire de recherche sur l’internet physique à Mines ParisTech avec des entreprises françaises et européennes ; elles nous apportent leurs interrogations, leurs cas d’usage, pour développer tout le potentiel de ce concept. Elles sont conscientes qu’il faut un nouveau mode d’organisation pour rendre la logistique plus durable, mais le marché n’en est pas au point où tous les gros acteurs se restructurent sur le modèle de l’internet physique. Actuellement, ce sont surtout quelques start-up qui voient le jour et commencent à proposer des nouveaux services d’intermédiaire.
Quand les apports de l’internet physique se feront-ils sentir ?
SP : En Europe, l’internet physique dispose d’une feuille de route solide élaborée notamment par l’alliance ALICE qui relie les plateformes logistiques les plus importantes sur le continent. Cette alliance émet régulièrement des recommandations qui alimentent les programmes européens de recherche H2020. Cinq axes ont été proposés pour intégrer les principes de l’internet physique dans la logistique européenne d’ici 2030. C’est l’une des initiatives de plus grande ampleur au monde. En Europe, nous avons donc l’espoir de voir rapidement l’internet physique redéfinir la logistique de manière globale et apporter ses bienfaits, notamment en matière d’impact environnemental.